
Je rêvais de m’entretenir avec des artistes étrangers qui connaissent l’Ukraine de par leur expérience personnelle. Je suis donc ravie que le premier entretien, spécialement pour «Improvizator», ait eu lieu avec Samuel Berthod, brillant clarinettiste concertiste, compositeur et arrangeur, dont le répertoire s’étend du classique au jazz.
Voici ce que la presse dit de lui: «Né à Paris, il y étudie avec Alain Damiens puis se perfectionne à Francfort auprès d’Armin Ziegler. Lauréat des Fondations Radio-France, Artist in residence program (FI) et Thy Masterclass (DK), il se produit en soliste en Europe, au Canada, en Australie et habite aujourd’hui en Suède.
«L’un des meilleurs clarinettistes français» – France 3; «Concertiste né» – Diapason; «Musicien surdoué» – Europe 1; «Maître internationalement reconnu» – Cairns Post; «L’un des événements les plus mémorables de l’année» – Thisted Dagblad; «Klezmer king» – Cultuurpakt. N’est-il pas fascinant de nous observer à travers le regard de cet «infatigable et insatiable voyageur au travers de nombreux univers musicaux»?
– Samuel, bonjour! Pensez-vous que votre rencontre avec l’Ukraine soit une coïncidence?
– L’Ukraine est un pays fascinant pour moi en tant que Français. J’y ai vécu tellement de choses que je pourrais écrire un livre!
– Alors, essayons de feuilleter imaginairement les pages de ce livre dès maintenant?
– Ma découverte de l’Ukraine a débuté en 2016 grâce à une tournée organisée par l’Institut français de Kyiv. La France a été le premier pays à mettre un institut culturel étranger en Ukraine. C’est pourquoi j’ai décidé de découvrir ce pays par moi-même en me tournant préalablement vers l’ambassade de France. On connaissait alors peu de choses sur l’Ukraine. Malgré tout, il m’a semblé que sa culture et donc son histoire étaient profondes. Ma première représentation a dépassé toutes mes espérances: le public m’a accueilli avec une incroyable chaleur, et nous avons immédiatement tissé des liens. L’atmosphère que nous avons créée ensemble était si forte que les organisateurs ukrainiens m’ont invité à revenir, et ce à plusieurs reprises. Dès lors, nous sommes restés en contact et avons imaginé des collaborations. Nous avons parfois bénéficié du soutien du réseau des Alliances Françaises, notamment à Odessa (avec le directeur Pascal Fourneaux) et à Lviv (avec le directeur Nicolas Facino). Pendant cinq ans, au fil de voyages entre France et Ukraine, de 2016 à 2021, j’ai pu découvrir et vivre l’Ukraine de l’intérieur.
– Quelles sont vos impressions sur la communication avec les Ukrainiens? Après tout, les musiciens sont sensibles à la communication, à la mentalité et à la psychologie des autres.
– J’ai eu la chance de rencontrer un peuple doté de grandes qualités humaines. Avant tout, une grande bonté. Pas de mièvrerie, mais une bonté sincère. Ce sont des gens profondément attachés aux valeurs familiales: la famille est ici le véritable pilier de toute la société. J’ai également constaté une ingéniosité extraordinaire, une force intérieure et une volonté d’aller de l’avant, quelles que soient les circonstances, sans jamais se plaindre. En Ukraine, on ne se lamente pas sur son sort: ici, on trouve toujours une solution. C’est une force de volonté alliée à la modestie. Dans le milieu musical où j’évoluais, j’ai rencontré des personnes d’une grande érudition, cultivées et sensibles.

– Alors, on feuillette ces pages ensemble?
– Avec plaisir ! En tant que Parisien, j’ai été agréablement surpris de constater que, dans différentes villes d’Ukraine, j’avais à faire à des partenaires d’un niveau intellectuel élevé, respectueux, toujours attentifs, capables d’enthousiastes conversations philosophiques et spirituelles.
Par ailleurs, à Paris, il est rare qu’un organisateur de concerts vienne vous chercher à l’aéroport. À Kyiv, en revanche, j’ai été accueilli à Boryspil par Dmytro Korovin, l’organisateur de ma deuxième tournée et de nombreux autres concerts par la suite.
Un homme qui allie modestie et charisme, intelligence, sincérité et professionnalisme. Grâce à Dmytro, j’ai notamment joué au Festival Klezmer de Kyiv, au Festival Jazz Open de Tchernihiv, et j’ai également donné une interview à la Radio nationale ukrainienne. Il m’a aussi ouvert les portes du Palais de la Culture de Tchernihiv, en collaboration avec Lara Ignatova de Loutsk, une autre organisatrice hors pair, entièrement dévouée à sa cause.
– Vous l’avez certainement remarqué: une personnalité du monde culturel est avant tout un personnage à part entiere, avec un style bien à lui. Peut-être est-ce là aussi la véritable amitié qui nous lie à lui à travers la musique?
– Lara est une personne au grand cœur! Sa sagesse m’a souvent guidée. Son ouverture d’esprit internationale, capable de rassembler, m’impressionne: elle s’adresse aussi bien aux gens ordinaires qu’aux personnalités politiques, et agit toujours avec bienveillance. Grâce à elle, j’ai eu l’honneur de jouer avec l’Orchestre Philharmonique de Chambre de Rivne, notamment le Concerto pour clarinette de Mozart, au théâtre de Loutsk et à la Philharmonie de Rivne. Elle a organisé mon récital pour les étudiants de l’Université Européenne et au Musée d’Art de Korsak, à Loutsk, où j’ai joué avec la pianiste Sofi Petliy. Nous avons également joué au magnifique Opéra de Lviv. Enfin, nous avons collaboré avec le Théâtre de Marionnettes de Loutsk pour un programme de musique klezmer et balkanique, où j’ai joué avec l’accordéoniste et chanteur Stanko Marinkovich.
– Est-il serbe?
– Stanko est un Français d’origine Serbe. Un digne représentant musical de ses racines. Nous avons joué ensemble sur différentes scènes, entre autres: au «Roof» à Kyiv, au Bank Hotel de Lviv, ainsi qu’à Prague, en Slovaquie, en France… De tous nos concerts, la plus grande surprise a été le Festival Jazz d’Odessa. La Philharmonie d’Odessa était comble et la réaction du public une avalanche d’ovations, de cris et d’exclamations de joie qui a dépassé toutes nos espérances ! Après un tel concert, on est complètement bouleversé. On a l’impression de ne pas le mériter (rires) – mais le lendemain, on a envie de recommencer!
– Une performance après laquelle on se dit «voilà la vraie vie»! Que s’est-il passé ensuite?
– Il y eût Lviv. Une ville à part. Au carrefour de la tradition et de la haute technologie. Très cosmopolite. Avec un charme slave qui lui confère une atmosphère unique. Ma ville préférée. C’est là que j’ai vécu l’un des hivers les plus rigoureux de toute ma vie. Ayant oublié mon bonnet à Paris, j’ai dû en racheter un sur place. Le seul que j’ai pu trouver en urgence au centre commercial Forum était fait main, en laine épaisse, long, de la couleur et de la forme… d’une cacahuète. Imaginez un peu l’atmosphère slave de cette ville si romantique, ces gens qui traversent les vapeurs du froid glacial, emmitouflés dans d’épais manteaux et coiffés de grands chapeaux de fourrure, et au beau milieu de cette foule transie par le froid: un invité surprise avec un énorme chapeau en forme de cacahuète. Croyez-le ou non, les gens me souriaient depuis leur congélation apocalyptique. J’aime beaucoup Lviv.
– Il semblerait que vous ayez trouvé un “lieu privilegié d’inspiration”… En quoi la ville de Lviv vous a t’elle inspiré?
– A la fois baroque et romantique, Lviv m’a inspiré la musique de Johan Molter, le «Vivaldi allemand» qui fut le premier à composer pour clarinette solo. Nous avons réalisé à l’Organ Hall la création ukrainienne de deux de ses concertos pour clarinette et orchestre (1 & 5), avec l’Ukrainian Festival Orchestra. Un ensemble qui m’a impressionné par son écoute et son professionnalisme, conduit par le chef d’orchestre Ivan Ostapovych d’une direction attentive et éclairée. L’organisation était impeccable, et le régisseur Taras Demko s’est préoccupé du moindre détail.

Plus tard, Viktoriya Antoshevska, cheffe d’orchestre et critique musicale, m’a informée de la parution d’un livre d’art coécrit avec Diana Kolomoyets, consacré à l’histoire de l’Organ Hall de Lviv. Ce livre mentionne également notre concert et contient même une photo de nous. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir un jour figurer dans un livre aussi magnifique! C’est pourquoi Lviv occupe une place si particulière. J’ai même songé m’y installer.

– Avez-vous le sentiment que l’Ukraine vous a transformé en tant qu’artiste? De quoi votre musique s’est-elle imprégnée sous l’influence de la culture et de l’atmosphère ukrainiennes?
– On dit que la mentalité est façonnée par l’Histoire. Je ne prétends pas connaître toute l’Histoire de l’Ukraine, mais je peux affirmer une chose avec certitude: les Ukrainiens sont un peuple d’une grande curiosité et d’une grande ouverture d’esprit. Ils comprennent parfaitement que je puisse allier musique classique, jazz et klezmer. C’est une grande liberté de création qui a caractérisé mon évolution en Ukraine. À Lviv toujours, j’ai rencontré le violoniste ukrainien Volodymyr Tsypin, membre de l’Orchestre Philharmonique de New-York, qui m’a un jour proposé de composer un trio klezmer. Nous avons concrétisé ce projet ensemble au Palais de la Culture de Tchernihiv, accompagnés par la pianiste Sofi Petliy. Plus tard, nous avons donné un autre concert au Théâtre de Loutsk, puis j’ai enregistré cette composition à Paris.
C’est grâce au jazz que j’ai rencontré la pianiste Anastasia Litvyniuk, également de Lviv. Nous avons joué ensemble au festival Le Printemps Français, dans l’intimité du club de jazz Dzyga, sur la magnifique place Rynok. C’est un lieu particulier, où l’art se fond naturellement dans une profonde intimité.
– Vous avez joué dans de nombreuses villes d’Ukraine, pas seulement à Lviv. Y a-t-il eu d’autres événements marquants?
– Oui. Parmi mes partenaitres ukrainiens, je ne peux m’empêcher de mentionner le quatuor à cordes Nocturnum de Kharkiv. Une collaboration avec de très bons musiciens. Le violoncelliste de l’époque, Viktor Rekalo, m’a proposé d’écrire une composition klezmer pour apporter un contraste à notre programme d’œuvres de Mozart. J’ai beaucoup aimé l’idée. Pendant la tournée, profitant de deux après-midi libres à Tchernihiv, je me suis mis au travail; et quelques jours plus tard, à Kharkiv, nous jouions cette pièce nouvellement composée avec le quatuor Nocturnum. Je l’ai ensuite donné à plusieurs reprises en Suède et en France, à la demande d’autres quatuors à cordes. Mais tout a commencé grâce à la curiosité de Viktor!
– Mais les Français sont eux aussi extrêmement curieux! Selon vous, qu’est-ce qui unit les caractères français et ukrainiens, malgré leurs histoires et contextes différents?
– La première chose que j’ai découverte, ce sont les contrastes. C’est un des points qui rapproche l’Ukraine de la France, malgré nos histoires différentes. Nos deux pays ont un point commun: la capacité de rechercher de multiples solutions, de vivre sans vouloir se laisser enfermer dans un schéma rigide, insoumis par nature, sans fatalisme.
La société ukrainienne vit dans un profond attachement à la tradition. Elle comprend ses origines et sait clairement où elle veut aller. C’est ce qui lui ouvre la voie aux défis et aux aventures modernes. Concrètement, cela se manifeste par des collaborations avec des créateurs de design (Hôtel UNO, Odessa), une scène active à la Fashion Week de Lviv, des expositions d’art contemporain et aussi dans la recherche. Notamment dans le domaine des nanotechnologies comme par exemple à l’Institut des hautes technologies de Kyiv. L’Ukraine participe pleinement au mouvement progressiste européen. Elle partage avec nous l’idéal d’un monde où les échanges culturels et scientifiques sont primordiaux. Car grandir, c’est aussi se découvrir à travers l’autre. C’est un équilibre dans l’échange. C’est donner, c’est recevoir.

– Avez-vous remarqué des caractéristiques uniques à la culture ukrainienne? Y compris le mode de vie? Qu’est-ce qui la distingue des cultures européennes ou mondiales?
En Ukraine, je n’ai collaboré qu’avec des personnes dignes de confiance, sincèrement dévouées à leur travail. Non par soif de gloire, mais par un idéal noble: donner une grande place à la musique tout en lui insufflant une dimension spirituelle. Une telle noblesse, sans pathos ni artifice, est un véritable trésor.
Les Ukrainiens aiment sincèrement partager leur histoire, en particulier celle de la musique et de l’art. À Kyiv, par exemple, un ensemble de musique ancienne a récemment été créé, interprétant des partitions médiévales ukrainiennes. Ces pages anciennes sont un témoignage vivant de la mémoire de l’Ukraine. J’ai eu la chance de voir de mes propres yeux ces partitions anciennes grâce à Vasyl Kmet’, directeur de la Bibliothèque nationale de Lviv et président de l’Alliance Française, qui m’a fait visiter les lieux en exclusivité. Un vrai privilège. C’est un édifice remarquable qui préserve les profondes racines culturelles de l’Ukraine. Après tout, Kyiv a été fondée au Ve siècle, et des découvertes archéologiques attestent même de traces de vie remontant au Paléolithique!
L’Ukraine est en pleine métamorphose, en chrysalide entre longue histoire et modernité abrupte. On ne peut qu’être saisi par sa géographie, qui embrasse deux mers (la mer d’Azov et la mer Noire), ses villages aux petites chapelles orthodoxes mélanges de dorures et de pastels, et les Carpates sauvages et mystérieuses… J’adore sa nature et me suis rendu en toutes saisons à Yaremche. De là, les chemins s’ouvrent sur des itinéraires de montagne inoubliables, d’une beauté émouvante. La pureté des lignes y est à la fois grandiose et enveloppante. Et le retour au banya (sauna) traditionnel une véritable récompense après la longue ascension.
L’Ukraine est un pays où l’on mange très bien. C’est un point crucial pour un Français (rires). L’Ukraine est aussi le pays des plus belles femmes du monde. Sans aucune prétention. Elles sont cultivées, curieuses, profondément attachées à leur pays dans toute sa diversité et ses contradictions. Et toujours, la famille est leur valeur suprême. Comme vous pouvez le constater, l’Ukraine est un pays dont je suis sincèrement tombé amoureux.

– Mais avec le début de la guerre, toute la vie en Ukraine a changé…
– C’est pourquoi j’ai participé à des concerts de soutien à Paris après le début de l’invasion. J’en ai même organisé un avec des musiciens français et ukrainiens, et l’équipe de la mairie du 16e arrondissement. Parmi ces musiciens, le quatuor à cordes Elysée, franco-ukrainien. Les fonds récoltés ont servi à la construction de logements pour les personnes âgées de Tchernihiv, dont les maisons avaient été détruites par les bombardements. Je connais bien Tchernihiv; j’y ai des amis. J’ai beaucoup joué dans l’ancien théâtre, qui a lui aussi été bombardé.
Le désespoir de la guerre, c’est la lassitude d’une humanité qui n’a rien demandé. C’est toujours le peuple qui souffre. J’étais furieux en voyant la photo de mon hôtel préféré à Tchernihiv complètement détruit! Le même hôtel où j’avais séjourné pendant ma tournée. Je me souviens qu’une fois, après un concert, j’avais décidé de rester cinq jours supplémentaires à mes frais. Quand je suis arrivé pour récupérer la clé à la réception, on m’a demandé mon numéro de chambre. J’ai répondu. Et là, le réceptionniste s’est évaporé dans l’arrière-boutique en revenant avec la directrice de l’hôtel… Je me suis demandé: «Ai-je fait quelque chose de mal?». C’était pour la photo. Avec cette dame souriante, nous avons donc pris une photo souvenir, J’ai été surpris de son contentement… C’était uniquement parce que je venais régulièrement donner des concerts à Tchernihiv, vêtu d’une vyshyvanka brodée, qu’elle m’a offert les cinq nuits. Je ne m’y attendais certes pas. Pourquoi moi?
– Une histoire émouvante et touchante, mais aussi une histoire ukrainienne très hospitalière.
– Absolument. Je rêve de retourner en Ukraine au plus vite. De donner à nouveau des concerts de genres variés. De revoir mes amis et partenaires, de collaborer, de partager, d’essayer d’apporter un peu de réconfort à ces gens formidables qui ont aujourd’hui besoin de soutien et de courage pour se reconstruire. C’est un beau pays qui a beaucoup à offrir au monde.
– La dernière page de votre futur livre devrait, selon la tradition, contenir le résumé de l’auteur…
– «L’Homme croit en celui qui croit en lui», disait le romancier français Henri de Montherlant. Et moi, je crois en l’Ukraine!
– Samuel, d’où vous vient votre foi? Qu’est-ce qui détermine votre attitude face aux événements de la vie?
– Je cherche toujours à créer des ponts, à tout prix. Et la musique a toujours été pour moi le principal outil à cet égard. C’est le «Pouvoir des alliances» par la musique. L’alliance de Mozart au jazz, du klezmer à la musique balkanique, de l’électronique aux musiques du monde en passant par le contemporain. Cela passe aussi par l’arrangement et la composition. J’ai écrit la symphonie «Vénus» sur ce thème de l’alliance, afin que nous puissions tous nous retrouver dans ce lien humain qui crée notre monde. Elle met en scène la voix d’un ange (mezzo-soprano), venu nous parler d’amour et nous montrer le chemin. Car c’est le seul chemin.
J’ai donné mon premier concert solo à 16 ans et je tisse ce lien depuis plus de 35 ans, en Europe, au Canada, en Australie où j’ai vécu. J’ai joué et enregistré avec des musiciens célèbres, parfois avec des inconnus. Mais je suis toujours animé par un seul but: diffuser l’énergie entre les peuples, grâce à la diversité des genres musicaux. Les temps changent. Avec eux, les épreuves que nous traversons. Mais notre lien doit se renforcer, quoi qu’il arrive. Demain, un vent divin nous aura rapproché les uns des autres.
Anna Arkhypova
